Une fête. Une fête où elle n’avait absolument pas sa place. Comme d’habitude. Mais voilà, sa grande sœur Janie, âgée de seize ans, voulait décoincer sa petite Nora. Entamant à peine sa quatorzième année, Nora paraissait avoir trois ans de plus. Lèvres sombres, ses yeux clairs soulignés de khôl, un haut moulant et des chaussures à talons faisaient illusion. Parfaitement à l’aise dans les chaussures d’un rouge indécent, elle captivait. Regard baissé, sourire léger, le verre dans sa main était constamment plein. Probablement parce qu’elle n’y touchait pas, évitant néanmoins qu’on tente de lui en offrir un autre. Échappant à un regard qu’elle jugeait bien trop appuyé, Nora se glissa entre une plante en pot mystérieusement posée au milieu du couloir et deux garçons en plein bras de fer (sur une petite table soutenant habituellement un pot de fleurs, ce dernier ayant trouvé la mort juste à côté, le ventre ouvert) pour franchir une porte au hasard. Une chambre. Vide. Presque silencieuse, la musique ici n’était qu’un son sourd, étouffé. Pas comme ailleurs, où les notes lui vrillaient la tête comme pour la faire éclater. Elle referma le battant derrière elle, se posant par terre, la tête à peine visible de l’autre côté du matelas. Son cou bien appuyé sur la couette qu’elle devinait beige, malgré l’obscurité, Nora ferma ses yeux lourds, de maquillage et de fatigue.

Un coup sourd dans la porte la força, bien malgré elle, à rouvrir ses mirettes sur le monde. Poignée triturée, de gauche à droite, jusqu’à l’ouverture. Grincement du matelas, deux corps enlacés venaient de s’y échouer, rejoins par une troisième silhouette, dans l’obscurité, qui referma doucement derrière. Prendre du recul, lentement, avant d’être vue. Entre la commode et le mur, un espace assez grand pour s’y faufiler. Elle recula, le cœur battant, battant si fort qu’elle se demanda pourquoi ils ne l’entendaient pas; pourquoi le plancher ne craquait pas; pourquoi personne ne remarquait de mouvement de ce côté de la pièce. La caméra que la tierce personne tenait à la main devait accaparer toute son attention. Les deux autres étaient relativement concentrés l’un sur l’autre, d’après ce qu’elle pouvait en voir –sans le vouloir. Coincée dans le coin du mur, le front sur les genoux, les mains sur les oreilles, elle souhaitait de tout son être devenir sourde. Le glissement des vêtements, les soupirs, les gémissements s’infiltraient dans ses oreilles. S’intensifiaient. Jusqu’à ce qu’une voix masculine, qui jusque là n’avait offert que quelques commentaires, ne déclare une envie de se joindre à la partie. La proposition fut refusée. « Alors fais mieux. » Incrédule, Nora releva la tête. Regarda la porte, se demandant si elle n’aurait pas la chance de s’échapper sans être vue. La terreur d’être surprise la clouait sur place. Fascination malsaine, involontaire, elle n’arriva pas à détacher son regard du spectacle. Jusqu’à ce que la jeune femme, jusque là couchée sous l’un des deux jeunes hommes, n’obéisse à l’injonction du caméraman. Elle renversa son partenaire, amenant le visage à la hauteur de son bas-ventre. Offrant un sourire à l’appareil numérique, elle rejeta ses cheveux en arrière. Janie. Le nom de sa sœur coincé dans la gorge, Nora assista à une scène qu’elle dont elle aurait préféré ignorer l’existence. Le beau visage de sa sœur penché sur le sexe dressé d’un pauvre type, filmée par un autre, qui allait probablement balancer l’enregistrement sur internet. Sa langue jouait avec lenteur, avant de le prendre en bouche. Les mouvements de haut en bas, les mains de cette pourriture accrochées dans la chevelure corbeau de Janie, pressant sa tête sans douceur entre ses jambes. Le cœur au bord des lèvres, elle détourna finalement le regard. Janie. Sa sœur.

Une prise forte sur son bras la tirait vers l’avant. Une main agrippa son menton pour dégager son visage. Sa sœur, rhabillée mais décoiffée, toujours aussi belle, la toisait d’un air surpris. « Elsyian ? » Son expression changea, de surprise à malicieuse, presque lubrique. « T’as aimé ? » Malgré son corps parfait, ses lèvres pleines, Janie ne lui avait jamais parue aussi laide. Dégoût, trahison, incrédulité. Choquée, blessée par l’attitude de sa sœur. Trompée par elle. « Tu me dégoûtes. J’ai envie de vomir. J’rentre. » Brutalement, se dégageant d’un mouvement de bras, elle bouscula son aînée et sortit de la chambre en trombes, passant entre les deux types qui venaient de prendre sa pute de sœur par tous les trous. « Elsyian, fais pas l'enfant... » Demi-tour précipité. « NE M'APPELLE. PLUS. JAMAIS. ELSYIAN ! » Hurlement, du fond du coeur. Marque de confiance interdite. Son second prénom, qu'elles avaient utilisé toute leur jeunesse. Un nom de princesse, pas de petite fille dans la réalité. Envolé. Une colère brûlante la consumait tout entière. « Ne me TOUCHE pas. » Elle se retourna pour partir, une main, trop grande pour être celle de Janie, la retint. « J'ai pas été assez claire, connard ? Enlève tes SALES PATTES de mon bras TOUT DE SUITE. »

Malgré la musique forte et l’état d’ébriété avancé de la majorité des jeunes présents, il y avait tout de même de nombreux spectateurs, qui lorgnaient l’altercation d’un œil intéressé. De quoi jaser. Départ précipité pour Nora, de l’air étouffant de la maison vers la fraîcheur extérieure. Balançant ses chaussures sur la pelouse, elle se mit à courir sur les trottoirs, ignorant les quelques appels de Janie, qui finit par hausser les épaules et rentrer. Une fois en sécurité, assez loin de la maison, sa course ralentit. Son pas devint lent, las. Écœurement lui donnant presque des nausées, des images des semaines à venir lui embrumaient l’esprit. Rumeurs, réputation détruite, insultes, sous-entendus. À quoi Janie pensait-elle ? Soupirant, elle ramena ses bras contre sa poitrine, sentant les cailloux disséminés sur le trottoir lui piquer la plante des pieds. « Nora ! Nora ! » « Quoi ? » Ton sec, agressif. « Tes chaussures… Tu d’vrais pas marcher pieds nus. » Elle s’adoucit. « J’ai mal aux pieds. » « J’peux te porter si tu veux. » À côté d’elle, il tenait les deux escarpins par le talon, la regardant à peine. « Ok. » Regard surpris. Ils ne se connaissaient pas beaucoup. Un copain de classe de Janie, qui l’aidait avec ses devoirs d’anglais. Il était passé quelques fois à la maison, et si Nora l’aimait bien, sa sœur en revanche le traitait de plouc sans se gêner. Il s’arrêta, la laissa monter sur son dos, et repris sa route. Les bras autour de son cou, la jeune fille tenait à présent ses chaussures, les mains de son destrier devant soutenir ses cuisses. Elle posa la tête sur son épaule. « Tu sais tout, pas vrai ? » Un silence. « T’inquiète pas, Nora. »