Il y a toujours ce moment étrange, ce climax de quelques secondes, où toute forme de vie semble s'absenter de son enveloppe charnelle. Quelques secondes seulement où, à cause de la fatigue, du flux d'informations, du stress, du je m'en foutisme, Isaia décroche. Isaia plane à des années lumières de ce mini studio pour s'enfermer dans un monde sans formes, sans fond, sans couleurs, sans vie. Mec ? La voix de Myriam l'attrape à bras le corps, le détache de ses rêves pour le replacer de force sur terre. Sur cette putain de moquette affreuse qu'ils se tapent ici. Vert. Vert avec des points blancs. Isaia avait toujours eu envie de gerber dessus. A chaque fois qu'il la foulait avec ses baskets pleines de terre récoltée dans le petit bac de fleurs devant la radio. Myriam se penche face à lui, il attrape ses joues des deux mains pour déposer un baiser sur son front. Casque audio balancé, il se redresse, reprend rapidement conscience. Un beat electro résonne dans la box, du Kavinsky, qui, tout français qu'il soit, était plutôt doué. Fallait le reconnaître, c'est ce que ces connards, de l'autre côté de la Manche, avaient fait de mieux. Ça et les croissants. Myriam soupire, prend sa place sur le siège, remet ses cheveux – sa crinière - en arrière. Souhaite lui bon courage. Les rebuts de la radio, les connards sans qualification qui se retrouvaient dans le petit studio à putain de moquette verte, quand en face, ils se payaient un truc immense, à moquette rouge, soyeuse. Isaia se serait roulé dessus en ronronnant, tout gros chaton qu'il fut. Conneries. Il s'était déjà vautré dessus, complétement bourré pour la fête de fin d'année. Gerbé sur les sièges de ces présentateurs de journée qu'il détestait tant pour leur réussite, et balancé le cadavre de sa bière dans le bureau du patron. Poings sur les hanches, il s'arrête deux secondes devant le grand studio, sac en bandoulière sur l'épaule. Il se demandait souvent, s'il ne devait pas embrasser le royal cul de chaque personne foulant cette box. P't'être qu'on lui lancerait des pièces, allez savoir. Crevé. Il était complétement claqué ouais. Ce soir plus que jamais : présenter les ébats des hérissons cendrés ne l'avait jamais botté. Claquement de doigt, Myriam. Il se retourne, revient sur ses pas, sourcil arqué. Le petit bout de femme tord sa bouche, lève le poignet en désignant le bout de la radio de l'index. Elle (sur) articule des mots qu'Isa a du mal à interpréter. Patin ? Baise main ? Baise le ? Il tourne le visage, croise le regard du p'tit mec de la régie, le stagiaire, qui attend les dix minutes qui le sépare de sa fin de journée. Baise le ouais.
[…] Etre présentateur radio, de jour ou de nuit, présente quand même un avantage. La carte. La carte de réduction de 25% sur tous les transports en commun - qu'il ne prenait pas -, les 50% de remise sur les sorties culturelles - cinéma inclus -, et le pouvoir de faire fantasmer les petits jeunes comme Jaime, mini prodige débarquant de la campagne voisine, le trou du cul du monde à l'anglaise - moutons, fermiers enculeurs de moutons, et moutons dépressifs -. Engagé pour un mois de stage, le petit qui, de toute évidence, ne connaissait rien d'autre que le cul d'une vache, et le cul de son prof de gym (aucun amalgame), semblait prendre Isa pour un demi dieu, le mettre à la même hauteur qu'un Trevor McDonald, une sphère secrète et huppée des beuglards du micro. Le pouvoir se trouvait donc là, dans cette carte avec sa gueule de vainqueur tout souriant, qui lui permettait de se déplacer moins cher. Aucune trace de Mari, ni de mon geek de frère. Seulement Orca qui dresse le museau à notre entrée, me balance un regard mi blasé mi complice. Et ouais ma grande, encore un, désolé de troubler ton repos bien mérité de chienne au foyer. Direction la chambre.