♦ Sur la route...
♦ Maxime & Merle
♦ Se foutre de soi-même mais pas des autres. Comme marcher sur le fil du rasoir, en attendant de voir si l'équilibre nous fera défaut. Merle joue aux équilibristes sur la rambarde d'un pont, et Maxime se propose pour être l'ange gardien...

Le hasard, le Destin, la Fatalité. Appelez ça comme vous voulez. En bas à droite, l’eau scintillante. En bas à gauche, le bitume gris. En équilibre entre les deux, j’avance, un pied devant l’autre. Et je me demande : qu’est-ce qui me fera tomber ? Un manque d’équilibre de ma part ? Un coup de vent ? Le sursaut causé par le klaxon d’une automobile ? Je pourrais sauter, d’un côté ou de l’autre. Ça les ferait bien flipper, tous ces cons. Mais pour l’instant j’avance et rien ne se produit. Les bras en croix, comme une acrobate. Pointe, talon, pointe, talon. On croirait presque une gymnaste sur la poutre. Mais ça m’lasse. Alors je m’arrête, et j’regarde l’horizon. Et j’regarde en bas. Rien que des reflets de lumière sur l’eau noire. Je parie que ceux qui sont en bas voient la même chose : des petits points de lumière à la surface, tout là haut, hors de la portée de leurs doigts frigorifiés.

J'remets les mains dans les poches de mon blouson. Tombera, tombera pas...

J'me casse, encore une fois. Ça devient une habitude, faudra penser à y remédier, un jour. Cette façon de prendre la fuite au moindre problème, à la moindre dispute avec Léandre. Faut que ça cesse. Faut que tout cesse, cette impression d'étouffer quand je crois qu'il me renvoi pas tout l'amour que j'éprouve pour lui, quand je sais qu'il va voir ailleurs, que je lui suffit pas. Je sors de la poche de mon jean le paquet de Gitane que je viens d'acheter, pioche une clope et l'allume, savourant le goût fort du tabac. Ça me rappelle Paris, ça me rappelle mon père, qui fumait toujours ces cigarettes, l'odeur restait des jours entiers accrochée à sa peau. Il est bien le seul de ma vie française à me manquer. Le reste, je m'en fout, comme je me fout de tout. Je me fout du vent qui me ramène la fumée dans les yeux, je m'en fout de la fraicheur de la nuit, je m'en fout des étoiles qui se reflètent dans l'eau du port. Je relève les yeux vers la rambarde, observe, en contre-jour, la silhouette qui avance, les mains dans les poches. Si elle tombe du côté de la route, rien de grave. Si elle chute dans le vide, c'est l'aventure...

Un pied devant l’autre, sautille à gauche, sautille à droite. Aucun stress. Et si je tombe, à quoi bon ? On s’en fiche. Une junkie de plus ou de moins sur la Terre, qui s’en soucie ? Et surtout, qui se soucie de moi ? Non mais au fond, c’est pas comme si on se sentait mal d’écraser les fourmis en marchant. Et puis ça mènera à une enquête, qui conclura à un suicide. Ensuite, campagnes de prévention, blablabla. Un drôle d’effet papillon. J’continue ma promenade, tranquille, sur le parapet, quand une vague odeur de cigarette me fait tourner la tête. Un marcheur solitaire. Lui et sa trace de fumée dans les airs. C’est vrai que j’m’en fumerais bien une moi aussi. Mais j’ai pas mon paquet. J’pourrais lui en demander une, voir comment il réagirait. Pas très nerveux non plus, il n’a pas la main sur son portable, prêt à appeler les urgences si par malheur mon pied glisse…
Ou si un con klaxonne, me faisant perdre pied. Hasard, Hasard, de quel côté vais-je tomber ?

J'm'amuse, j'fais des ronds de fumée, c'est funky. Je me revois, à quatorze, quinze ans, à essayer de fumer pour la première fois. J'imitais les grands, j'essayait de faire des formes. C'était marrant. Les filles, elles aimaient bien ça, j'avais toutes celles que je voulais, mais moi, je préférais les garçons. Et je préfère toujours les garçons, d'ailleurs. Celui que je préfère, parmi tout les garçons, c'est Léandre. Mais Léandre, il m'aime pas; ou si peu. Je jette ma cigarette au trois quart fumée, m'en grille une nouvelle. C'est le goût de la nouveauté, dans ma bouche, c'est le goût du renouveau. C'est peut être ça qu'il me faut, un nouveau départ, repartir encore, poser mes valises plus loin que Bristol. Où vais-je, cette fois ?...

Instinct de survie, réflexe, volonté du petit Jésus. Je reste en équilibre, continue mon chemin sans vaciller de nouveau. Et si je sautillais ? Sur un pied, sur les deux. Je pourrais gambader, courir, tenter ma chance, taquiner le destin. Me prendre pour une petite fille, les cheveux au vent. La mort d'un côté, la vie de l'autre ? Se promener à la frontière, le danger au bout des pieds... Je l'observe qui marche. Cigarette à moitié consumée et jetée, une autre entamée. Drôle d'habitude, l'argent le fait pas chier apparemment. Moi, je l'aurais bien finie la clope. Je me demande d'ailleurs si j'ai pris la peine d'emmener mon paquet. Ça me donne envie tout ça. Réflexions existentielles et clope, ça fait la paire.

J'fouille dans mes poches. J'trébuche. Même pas le temps d'avoir peur, même pas le temps de savoir si réellement c'est du mauvais côté que je vais basculer. Une main me tire vers le trottoir, et déjà déséquilibrée je chute de tout mon poids sur mon supposé sauveur. Étalée de tout mon long, j'me demande si je suis énervée ou soulagée. Visage familier, c'est le promeneur solitaire. Des cheveux comme ça, ça ne trompe pas.