“ DABBY&NOE

✞ Désolé pour le retard.

Reprend ton souffle, idiote. Tu vas nous faire un malaise. Je cours, je dévale à toute vitesse les quelques mètres qui me restent à parcourir. Essoufflée, points de côtés. Me jambes s'emmêlent, je trébuche. Un bleu de plus.
Mon engouement si soudain m'étonne moi-même. Trois jours, trois minuscules jours qui m'ont paru une éternité, ce sont paisiblement écoulés depuis mon retour avec grand fracas de mon cauchemar USA. Une imprévisible envie de le revoir. Ou simplement de revoir un visage un tant si peu familier. C'est tombée sur lui, le pauvre. Déboule une furie, une tempête de nœud, qui lui crache au visage des tendres insanités. Comme ça, sans prévenir, sans Désolé pour le retard. Je suis ignoble.
Noé, mon ami, mon frérot adoré, de quand on étaient tout mômes. Du moins, je garde seulement quelques souvenirs flous, s'accrochant dans une mémoire à la dérive. Peut-être ai-je tout inventé. Mais je l'aime ce salaud de junkie. Ouais, je l'aime. Il me semble...

Arrivée. Ou point de départ ? Hésitation soudaine, chassée par une excitation plus forte. Il ne doit sûrement pas savoir où j'ai passé ces deux dernières années. Je n'ai prévenu personne, pas même mes amis. Si seulement je les considérait comme mes amis... Je ne sais pas. Mon cerveau est embrumée. Une clope coincée entre les lèvres, mes mouvements fébriles et nerveux rendent compte de mon état actuel. Je n'arrive pas à allumer cette putain de cigarette. Je vérifie trois fois qu'il s'agit bien d'une bon immeuble. Je me précipite dans les escaliers. J'arrive essoufflée devant une porte dégueulasse qui me donne irrésistiblement envie de la passer. J'hésite trois fois et me décide enfin à frapper à ce qui pourrait être la porte de la rédemption. Divague, sale esprit. Une bouffée de cigarette, un t-shirt informe ajustée, une mèche rousse en plein oeil. Je suis prête. A nous deux Noé Soan Bomer...

DESOLE POUR LE RETARD
DABBY&NOE

Couché sur mon lit, cela doit faire trois bonnes heures que je fixe le plafond de ma chambre sans bouger de mon matelas. Vide intersidéral de mon esprit … je n'ai même pas fait l'effort de me lever ce matin pour aller en cours. Ni les menaces de Tabitha, ni les fausses promesses de Sidney n'ont réussi à me tirer de ma torpeur. Je suis resté là, à contempler la surfasse lisse oscillant entre le bleu et le gris. Je n'étais pas défoncé, non, pas d'héroïne dans le sang. Ça change, en général, je commence toujours mes journées par un fix avant de me traîner à mes cours. En fait, je ne sais même plus ce que j'étudie. Je suis à l'université, c'est la seule certitude. Je crois bien être rentré dans tous les cours d'amphi que propose l'établissement Saint James. Mathématiques, philosophie, littérature, médecine … je dois avoir suivi deux ou trois heures de chacune des matières enseignées. Parce que j'étais même pas foutu de me souvenir ce que ma mère avait inscrit sur les papiers d'entrée. J'pourrais lui téléphoner, mais elle s'en souviendrait pas non plus. Elle a du lever la tête, voir le premier mot sur la brochure de l'université et retourner au bureau. Elle sait que je suis perdu, elle sait que tous les mois, une ambulance va m'envoyer dans son pavillon, à l'hôpital, et elle sait que les gens comme moi vivent pas longtemps et font rien de leur vie. Alors pure conscience maternelle ou respect des conventions, j'hésitais. Premier mouvement, j'attrape la boîte orange remplie de pilules. Penser à ma mère, ça me fait penser à une ordonnance. J'en avale quelques une et repart dans ma contemplation du plafond.

Trois coups à la porte. C'est rien, c'est mon imagination. Ou le lapin blanc. Je ne bouge pas, la bouche à moitié entre ouverte, les paupières se refermant avec lenteur et s'ouvrant difficilement. Deux coups. C'est rien, c'est mon imagination. Ou le lapin blanc. Un dernier coup. Je me reconnecte enfin à la réalité, tirant les draps couvrant mes pieds et me dirige d'un pas nonchalant jusqu'à la porte d'entrée. C'est Tabitha, elle a oublié ses clés, ou c'est Sidney qui les lui a volé. Je passe mes mains sur mon tee shirt gris pour le défroisser et me sort une clope avant d'ouvrir. Non, c'est pas Tabitha, ni Sidney, ni le lapin. C'est Alice. Alice qui était tombé dans le grand terrier et qui venait d'être recrachée, après deux années. « Salut. ». Pas un sourire, pas un câlin ni un bisou, et je part m'asseoir sur le canapé, comme si la dernière fois que j'avais vu Dabby, c'était hier. Dabby, ma copine de bac à sables, Dabby, la future miss England, celle qui te donne son goûter, l'Aphrodite, la plus forte en maths …

La porte s'ouvre. Soudain, la peur m'agrippe le ventre. Noé, ta bouille fatiguée, tes yeux cernés d'un noir violacé, ta triste maigreur affichée. Une expression sur ton visage, comme si devant toi se trouvait... une revenante. Ma visite est incongrue, sûrement la dernière chose à laquelle tu t'attendais en ce moment même, un lundi pluvieux, à 10 heure du matin, à te demander comment allais-tu pouvoir tuer le temps.
"Salut" Je tente un timide sourire. Bordel, je me sens con. T'as pas décoché un sourire, et dans tes pupilles la lueur d'étonnement s'est changée en incompréhension. J'aurais voulu te sauter dans les bras, sentir tes membres graciles et ton torse rassurant contre le mien. Je brulai d'envie de te montrer toute mon affection à ton égard, comme deux amants qui se retrouvent. Mais nous n'étions rien de cela l'un pour l'autre. Copains de bac à sables. Rien de plus, Rien de moins.
Il se dirige vers son canapé miteux. Je reste là, plantée sur le pas de la porte, avec une irrésistible envie de m'enfuir dans l'autre sens. Me pieds restent cloués au sol. J'essaye de prononcer quelque chose, mais aucun son ne sort de ma bouche. Pourquoi, tout à coup, cette timidité féroce m'envahit-elle ? Ce n'est pas moi, ça. J'ai perdu confiance...
"Désolée..."
Petite cruche, je me sens idiote. Laisse tomber ma vieille, arrête d'espérer, après deux ans sans aucune nouvelles de toi. Une trahison. Ils t'ont oubliés, tes soi-disant amis. Non, je ne veux pas ! Noé, dis quelque-chose ! Dis moi que...je sais pas moi, je t'ai manqué...que tu me pardonnes...que tu me détestes...que finalement, tu t'en fiche complètement de tout ça, je ne suis pour toi que la jeune fille complètement naïve qui croyait réellement qu'elle serait un jour Miss England, encore une de ces foutaises que je déblatérai toute naine, sale mioche perdue que j'étais.
Tu as seulement posé tes fesses sur ton canapé, en m'adressant un regard compatissant, m'invitant à m'asseoir, près de toi. Du moins, ce que mon interprétation féminine en a déduit, intuitivement. J'essaie de me donner de la contenance, ma clope au bec, mes doigts dans mes cheveux. Toujours avoir l'air sûre de soi et déterminée. Un reste de mes deux années en enfer. Je sens que je vais craquer, j'en suis incapable. Ressaisis-toi, Dabby, Noé est là...Tout va bien...

Parfois, je devrais prendre cinq minutes ; cinq minutes pendant lesquelles je réfléchis à ce qui m'entoure, cinq minutes pendant lesquelles je sort de ma bulle, réellement, et pas seulement par les promesses. La disparition de Dabby, je ne l'ai apprise que trois semaines après qu'elle ait traversé la manche. Comme si c'était normal, qu'une personne auquel vous tenez ne donne pas de nouvelles, ne passe pas vous voir, ne vienne même plus s'asseoir sur les bancs de l'école pendant presque un mois. Non, ça ne m'avait pas paru étrange ; peut être parce que j'étais déconnecté de tout ce qui se rapportait au quotidien. Peut être parce que mon esprit n'était plus qu'une bombe à retardement, freiné dans sa course par des pilules de valium. Avant que je ne réalise la fugue façon rêve américain de Dabby, elle avait bien eu le temps de se voir refuser par cinq ou six agences de mannequinat. Ça m'avait fait pleurer je crois ; en tout cas j'avais été triste de savoir qu'elle ne m'avait pas laissé de mot. Enfin c'était normal, on n'était pas les meilleurs amis du monde, elle allait pas me pondre une longue missive pour m'annoncer qu'elle partait vivre son rêve. Et j'avais oublié, tout bonnement oublié, trop concentré à chasser le dragon, dans tous les sens du terme.

J'attrapais le cendrier, posé sur la table, pour le poser sur mes genoux. Dabby vint s'asseoir à côté de moi, invitation muette. Elle avait changé, un peu … elle semblait un peu plus mince, le regard un peu plus dur, comme si elle avait du balayer en quelques mois, les déceptions d'une vie entière. J'évitais de passer trop de temps à la regarder, comme happé par son visage anguleux et doux, ses yeux vifs et tristes. Je l'avais toujours trouvé belle, même quand sa mère l'affublait d'horribles tresses, ou crêpait ses cheveux roux, sous prétexte que c'était la nouvelle mode. Miss England c'était elle. Elle l'avait dit, j'avais approuvé à chaque fois, de la boue sur les genoux de mon jean. « Désolée » Grandir, c'était horrible. Ça changeait les relations, ça mettait des principes, des règles. Je sais pas comment Dabby aurait réagi si comme réponse, je lui avais demandé si elle voulait faire un château de sable … elle aurait sûrement refusé, en rigolant poliment. On attendait juste un ce n'est rien, tu m'as manqué de convention. Alors, incapable de réagir comme quelqu'un de proportionné à son âge, conscient de l'impact de ses mots, je tournais doucement la tête vers elle, la fumée s'échappant de mes lèvres pour demander, air serein « Tu es rentrée pour le concours de Miss England ? » J'avais vu le spot télé hier soir. Et j'avais cherché des yeux où se trouvait Dabby, persuadé qu'elle était cachée derrière une fille beaucoup trop grande pour ma poupée rousse.

Les yeux clairs et limpides de Noé semblaient sonder mes pensées. "Tu es rentrée pour le concours de Miss England ?" Petit rire géné. "Euh, ouais..." Sourire timide. "Non, c'est fini tout ça." Je fixe mes chaussures. J'ai un peu honte. Honte de tout ça, de ma naïveté face à un rêve trop irréel et trop inaccessible. J'avais, comme qui dirait, peur de ce qu'il pouvait en penser. La partie était terminée. Rêves de gosses idéalisés, contre vie adulte trop lourde pour de frêles épaules. Choisissons l'option déchéance pour trouver la motivation de se lever le matin. Le jeune homme à mes côtés devait vivre les mêmes difficultés de notre génération sacrifiée. J'espérais qu'il comprendrait alors mes choix innocents. L'appart' de Noé était délabré, piteusement dévoilé à la lumière du jour. Ma première impression était la mauvaise. Des déchets jonchaient le sol et semblaient combler le vide causé par le peu de mobilier présent. Sa vie devait sûrement être aussi réjouissante que la mienne. J'aperçus une seringue rouillée dans le coin de la pièce. Mon Noé, mon copain casse-cou et généreux, avait succombé à l'appel de la douce héroïne... Je m'en voulais terriblement, alors que je n'étais pas en faute. J'en voulais au gouvernement, à la société, à nos parents, pour toute cette merde qui ont fait de nos vies ce qu'elles sont par leur faute.
D'un geste irréfléchi, je fis courir doucement mon doigt sur ses bras fins, sur ses veines bleues, sur ses piqures preuves du toxique compte à rebours qui était enclenché. Il frissonna. "Tu te souviens quand on étaient gosses et que faisais les 400 coups ensemble ?" Soudaine nostalgie. Je n'aimais pas ce silence gênant.

Je ramenais mes jambes vers moi, préférant la position du tailleurs à celle toute raide et conventionnelle que j'avais jusqu'alors. Je n'avais aucune gêne devant Dabby ; des gênes, on n'en avait pas avec ses amis d'enfance, on se sentait replonger dans le passé, comme protégé par la candeur d'un souvenir retrouvé. Pieds dans le sable, monticule ressemblant presque à une tour de château fort entre nous. Je détournais mes yeux clairs du visage la jeune femme en entendant sa réponse. Ouais, j'aurais du mon douter au final, on n'avait plus cinq ans, alors nos rêves s'étaient envolés ou éteints. C'était drôle au final, de voir ce qu'on était devenu … je parle pas que de Dabby et moi, mais de tous ceux qui avaient fait partit de notre enfance. Franchement, combien avaient réussis à réaliser leurs rêves ? Le grand Hugues, la terreur des terreurs qui voulait faire athlète de haut niveau c'était cassé la gueule en moto, se brisant la cheville au passage ; ma Tabbie, ma meilleure amie, elle était devenue une sacré traînée, toujours fourrée là où elle pouvait gagner et perdre du blé. Et moi … moi j'voulais être espion international et retrouver mon père grâce à mes supers gadgets dignes d'un James Bond. J'avais finis drogué, arrivant directement à l'héroïne sans passer la période quasi initiatrice des ecsta et de la coke. Je faisais mon chemin à l'envers. Alors pour moi aussi c'était fini tout ça.

Je réprimais un frisson au contact des doigts froids de Dabby sur ma peau. La sensation du touché produisant d'infimes chocs statiques. « Tu te souviens quand on étaient gosses et que faisais les 400 coups ensemble ? » J'esquisse un sourire, suivi d'un rire franc. Oui je m'en souvenais, nos maîtres et maîtresses respectifs devaient plus nous supporter vers la fin de l'année. Et nos parents pendant les vacances. « Ouais je m'en souviens. Je crois que ma mère aussi. » J'écrase ma clope dans le cendrier. Dommage qu'on puisse pas remonter le temps, je suis pas sûr qu'un mec d'un mètre quatre vingt dix et une jolie nana d'un mètre soixante dix passent inaperçus sur les toboggans de la cours de récré. Doucement, j'allonge le bras vers la table basse attrapant notre petite boite magique comme on aimait l'appeler avec Tabbie. Tab', elle était pas comme moi, j'veux dire on avait toujours tout fait pareil, tout le temps, quitte à tomber raide dingue du même mec au même instant, mais l'héro c'était pas son truc, elle préférait la beuh et remplissait chaque matin le sachet. Je le sortais de la boîte, prenant aussi une feuille slim et roulait mon stick. Une fois fait, je l'allumais, tirant deux trois lattes dessus avant de le tendre à Dabby avec un sourire amusé. « Tiens, tu retrouveras ta bonne humeur de gamine. »

« Tiens, tu retrouveras ta bonne humeur de gamine. » Ce joint que Noé me tend m'appelle irrésistiblement. Ses yeux clairs me paraissent presque suppliant, et qui ne pourrait résister à l'appel de la bonne humeur fictive ? Pas moi, en tout cas, et ma résolution d'arrêter toutes formes de produits illicites à l'effet euphorisant vole en éclat. Je prend le splif entre mes doigts, le porte à mes lèvres avec lenteur, comme s'il s'agissait d'un acte sacré, et tire une grosse bouffée. La fumée pénètre dans mes poumons, et je la sens qui tournoie, qui danse, puis poursuit sa course enchantée en sortant dans un souffle de ma bouche. La cendre se consume doucement et tombe sur mes genoux écorchés, cette cigarette informe et malicieuse aux bords de mes lèvres.
Je laisse ma tête lourde tombée sur l'épaule rassurante de cet ami qui me veut du bien. Putain, c'est exactement, ce qu'il me fallait. Je tourne la tête vers son visage et affiche un sourire déconnecté. "Merci, mon Noé." Il m'apparaît comme un ange. Oui, un petit chérubin, au crâne rasé, aux yeux explosés, qui veille sur moi. Je me sens bien. Je sens sa présence réconfortante autour de moi, lorsqu'il m'entoure de ses bras, et fais glisser de mes doigts le remède magique pour le faire suivre jusqu'à ses lèvres.
Un rire cristallin sort de ma bouche, sans que mon cerveau le lui est dicté quelque-chose. Je dépose un baiser sur sa joue, piquante et acide, mais tellement douce. Mais ce n'est pas moi, c'est mon corps qui émet ces mouvements, qui ondule de son seul gré. "Imagine nous, on a 5 ans, de petites bestioles horripilantes qui court dans tous les sens, à cloches pieds dans la gadoue..." Et puis, éclaire de lucidité soudaine. Je me suis barré comme ça sans un mot, aux pays des gros hommes aux grosses voitures, et puis je reviens là comme une fleur. La vie est belle, mon pote, je suis de retour ! Pas de bonjour, rien. Mais arrête de ruminer, merde, on est bien là. Ouais, c'est vrai que je me sens bien... Je prends une moue de gamine candide, fout ma tronche défoncée sous le visage du petit garçon, à l'air idiot mais heureux. Un heureux idiot. "Mais, je voulais pas tu sais, je voulais pas faire ça, oh, je suis désolée, désolée, désolée..." Et je prend sa petite tête fragile entre mes mains et le couvre de baisers passionnés, comme une maman qui veut rassuré son enfant, lui dire qu'elle l'aime, et qu'elle ne le quittera jamais, qu'elle ne le laissera pas tomber. Ce que ma mère n'a jamais eu le courage de faire. Un seul signe d'affection envers sa bâtarde de fille.

Je tire une nouvelle fois sur le joint quand Dabby me le rend. Elle a pas l'air de beaucoup fumer, ça se voit à sa tête, son teint et les petites taffs qu'elle a tiré. Plus t'as l'habitude et plus tu tires, tu le passes moins souvent ou tu t'en fais un perso. Enfin là, je trouve pas qu'il ait beaucoup de goût. La beuh, ça m'était passé avec le temps, quand on ressentait plus grand chose, que quelques herbes de nous convenaient plus et nous faisait planer quelques secondes. Il m'en fallait plus pour être complétement raide, ou ne serait ce qu'un peu. Il m'en fallait plus pour plus savoir quel était mon nom, ou trouver chaque situation drôle, voir les formes se déformer ou me piéger dans un rêve éveiller. Je sais même plus comment j'en avais fais pour en arriver là. Je m'en foutais royalement la majorité du temps, mais il m'arrivait, dans des éclairs de lucidité, de me rendre compte de ce que j'étais devenu. De toute façon, j'étais perdu d'avance, quand à mes treize ans, on m'avait balancé un papier d'ordonnance gribouillé de noms de médicaments. C'était de la drogue légale, qui avait donné le pas aux autres qu'on achetait en sous main. Pauvre Noé. Ils étaient beaucoup à me regarder avec pitié. Moi je m'en fichais, j'étais bien comme j'étais. Je préférais vivre peu mais bien que longtemps et ne jamais vivre aucune passion, aucun désir. Mes fantasmes, ils naissaient dans mes flash quand l'aiguille avait déversé tout son poison dans mes veines. Mon désir, il se formait quand j'avais avalé quelques pilules de couleur, qui faisaient battre mon cœur et rendait tout attirant. Mon imagination, elle se décuplait, elle prenait vie quand les petits bouts de carton fondaient sous ma langue. Ma haine, elle ressortait avec la ligne de granules blanches qui s'engouffraient dans mes narines. Tout le monde des sensations, je les vivais comme personne, d'une façon beaucoup plus intenses qu'aucun d'eux ne pourrait un jour imaginé. J'étais devenu un être de ressenti. Une excitation mentale tellement grande que le physique s'invitait dans la danse. Alors quand, en fin de moi, l'héroïne se faisait rare, faute de moyen, et que tous mes médicaments légaux s'étaient envolés, je me sentais comme mort. Pire que ça, je voulais mourir. Et c'est ce que je faisais, prenant la baignoire de la salle de bain comme cercueil. Un jour, Tabbie et Sidney ne rentreraient pas à temps, et on pourra graver mon nom sur la céramique blanche.

Dabby pose sa tête sur mon épaule, en me remerciant pour le joint. De rien, je sais que ça lui ferait du bien. « Imagine nous, on a 5 ans, de petites bestioles horripilantes qui court dans tous les sens, à cloches pieds dans la gadoue... » Je laisser échapper un rire. « Maman va encore crier. » Dabby se tortille de nouveau contre moi, et je pose mon menton dans ses cheveux aux reflets accentués par les rayons de soleil. « Mais, je voulais pas tu sais, je voulais pas faire ça, oh, je suis désolée, désolée, désolée... » Je sent ses mains encadrer mon visage, ses lèvres se poser sur mon front et mes joues.... et je ferme les yeux. Je me sent comme un enfant, un enfant à materner, à rassurer. L'enfant qui n'avait pas eu de mère. Celui a qui on avait tourné le dos beaucoup trop tôt. Je la laisse faire et attrape une de ses mains entre la mienne, en mêlant nos doigts. « Mais tu es revenue. Et je t'ai toujours fait confiance. »

3 taffes, et ma langue se délie, laissant échapper des mots éparpillés qui ne voulaient pas sortir.
5 taffes, et mon corps et mon esprit se détachent, fonctionnent l'un sans l'autre, comme des amants inséparables venant de se séparer.
1 joint, et mes émotions tourbillonnantes se démultiplient.
Je tiens très mal aux effets notoires de ces illicites confiseries, que mon corps gobe consciencieusement. La première à se retrouver la tête dans la cuvette à vider mes maux ; à se réveiller la tête qui cogne douloureusement, la fraîcheur des draps sur ma peau frissonnante en charmante compagnie, bien qu'inconnu. Euphorique comme une gamine. Excitée comme une enfant. Ce junkie consumériste, par ailleurs fichtrement résistant, voyait juste.

Le joint consumé, il en roule un second, ses doigts s'agitant avec dextérité autour de ce petit morceau de papier fragile, symboliquement éphémère, renfermant son illégale trésor, son remède enchanté à mes tracas inutiles. Ses mains occupées, les miennes seules, je me lève et titube. Dans ma tête, danse fabuleuse et inépuisable, ça tourne à tout vitesse, mais, wah, qu'est-ce que je me sens bien. Substitut du bonheur illusionniste, mais je m'en fiche. J'allume le vieux poste de radio, imposant et grésillant. La musique me paraît tellement plus belle sous cette angle, planante. Je me trémousse, me déhanche en cadence. Les yeux rieurs de Noé me scrutent avec discrétion. A travers les volutes bleuâtres de fumées, je le trouve tellement beau mon junkie écorché vif.
La chaleur de mes soupirs me consume de l'intérieur. Il fait tellement chaud, d'une chaleur corporelle, tellement vivante, tellement humaine. D'un mouvement lascif, pragmatique, j'ôte mon t-shirt visiblement trop grand et mon jean troué, affichant un air courroucé. En sous-vêtements dépareillés, dans cet appartement miteux. Une folle envie de sauter à pieds joints sur le canapé. Le joint aux bords des lèvres, une main tendue vers mon prince des bacs à sables. "Maman B. n'en saura rien. Et puis, on sera seulement privés de dessert..." "C'est pas grave, j'aime pas ça, le gâteau au chocolat !" Regard complice appuyé, les deux pieds vaillamment installés sur le canapé fatigué. Drogues pour nostalgique de l'enfance. Est-ce ça la clé de mon bonheur ?

Stop. Y'a un truc qui va pas pas là. J'attrape la bordure de son t-shirt, pour le faire passer par-dessus sa tête de petit caïd britannique. Il porte sa tête de branleur sympathique que je chérit, clope au bec, torse arrogant, à la fois frêle et musclé. Sa ceinture se défait dans un déclic, sous la pression de mes doigts plus très agiles. En caleçon, comme ça on est quittes. Des corps à demis-nus pour nos âmes de grands-enfants. Mes mains agrippées aux siennes, on saute à pieds joints sur ce canapé, comme si nous voulions détruire cet pression adulte qui nous confinaient, cette responsabilité et maturité qui nous oppressent. Trop défoncés pour être stable, je tombe à la renverse sur Noé. Complètement morts de rire, l'un sur l'autre. "Contente de te retrouver, Noé." Et j'enfouis ma tête dans son coup rassurant, me lovant contre son torse, et par surprise, le chatouille vigoureusement. J'aurais tellement aimé rester gamine insouciante, dans les bras de ce gosse turbulent, mon voisin d'antan, mon ainé de 3 ans, là pour moi dans les méandres innocentes de l'enfance, porté disparu lors des chamboulements adolescents. Sur ce point là aussi, on est quittes...

La fumée s'engouffre de nouveau dans mes poumons, et je la recrache sous formes de ronds, sourire léger sur les lèvres, acceptant avec un plaisir enfantin les lèvres de cette deuxième mère un peu folle. Rien, rien à par un léger mieux qui est presque constant. Du côté de Dabby, les effets ressemblent à une super nova, une explosion dans son corps maigre. Est ce que c'est la première fois qu'elle consomme ? Je ne m'en serai pas douté avant de constater les effets sur son esprit. Et pourtant, le nouveau monde, qu'elle arpentait encore il y a quelques mois n'était il pas ouvert à ce genre de culture urbaine ? Space oddity. Génération de fin soixante, libération des esprits et des corps. J'aurais aimé vivre à cette époque. Ou la vivre quelques années, m'asseoir dans de grands espaces publics, banderole autours du torse, prônant la paix, luttant contre ces guerres inutiles. Des couleurs partout, a genoux devant celui qui donnait les buvards comme le prête distribue l'hostie. Prêt pour une à deux heures hallucinés, à s'interposer entre l'armée et le Vietnam. Et j'aurais formé une communauté, une communauté d'hallucinés. Je n'aurais pas été seul, comme maintenant. Les temps avaient changés, les drogues avaient changées avec la société. Tout avançait, tout se détruisait. Seulement parfois, il arrivait qu'un fantôme revienne du passé, et partage un de vos instant de bonheur, un voyage à deux. Dabby, cette après midi, était ma partenaire dans un voyage relaxant, et amusant.


Je roule un deuxième joint, enchaînant comme s'il n'était que de tabac. Dabby me fait rire, Dabby me sort de ma torpeur d'héroïnomane solitaire. Elle se lève, ses jambes de coton tremblent un moment et retrouvent leur équilibre. J'allume ma préparation, et tire une nouvelle latte en la regardant allumer la radio. Bowie, comme si le présentateur n'attendait que nous, nous invitait à danser, nous replonger dans un passé perdu. Je sourie, rit un peu, en regardant son corps bouger de façon désordonné. Elle est vraie, elle semble pure. Dabby retire son haut ainsi que son jean, et j'aide mon joint à se consumer une nouvelle fois. Pauvre Dabby, je n'ose même pas imaginer les effets des autres drogues. Elle s'avance, récupère le joint, tête en arrière, cheveux tombant librement le long de ses épaules. J'attrape sa main et la rejoint dans son délire soudain. "Maman B. n'en saura rien. Et puis, on sera seulement privés de dessert..." "C'est pas grave, j'aime pas ça, le gâteau au chocolat !" Échange de regard, de sourires. A mon tour, je commence à bouger au son de la musique, fermant les yeux quelques secondes pour laisser la voix du chanteur me transpercer... This is Ground Control to Major Tom. You've really made the grade and the papers want to know whose shirts you wear. Now it's time to leave the capsule if you dare .... Les mains fraiches de Dabby sur ma peau me font réagir, elle m'ôte mon tee shirt. Ma ceinture. Mon jean. Egalité, à demi nu, dans notre Eden. Mes yeux bleus posés dans les siens, nos pieds décollant des coussins du canapés, on rigole, on rigole et on s'en fout de ce qui peut arriver demain. On s'en fout de ce qui nous attend ce soir, quelle personne à la mine triste on va retrouver, quelle future mauvaise nouvelle va venir troubler notre quotidien. On s'en fout de la mère qui va venir nous rappeler nos responsabilités de majeurs, du passé trouble et honteux, de nos erreurs d'adolescents. On s'en fout parce que là, on est des enfants, des gamins. We could be heroes just for one day. Même ma chute semble douce, et une fois couché sur le canapé, j'encadre le petit corps de Dabby de mes bras, tête posée nonchalamment sur le canapé. « Contente de te retrouver, Noé. ». Elle pose sa tête dans mon cou et mon visage se perd dans ses cheveux roux. «  Moi aussi crevette, moi aussi. ». Je me sent bien, et je sais qu'elle aussi, grâce à mon mélange presque magique. Je ferme les yeux, à bout de souffle, respirant son odeur de lavande. « Ça me fait du bien. J'en avais besoin. On en avait besoin tous les deux. »